En mars 2023 s’est tenu à New York, sous l’égide des Nations Unies, un sommet mondial consacré à la ressource en eau douce et son accès pour les populations. L’eau est la première ressource nécessaire à la vie et à l’activité humaine. Sans eau, pas de vie. Sans un accès suffisant à l’eau, pas d’agriculture, pas de santé, pas d’industrie. Elle est une ressource vitale à l’humanité, et pourtant le précédent sommet sur le sujet datait de 1977, comme si cette question cruciale avait été maintenue sous les radars pendant 45 ans, et revenait aujourd’hui nous percuter à la lumière d’événements liés au dérèglement climatique.
Un état des lieux préoccupant
« Nous allons devoir gérer de plus en plus d’épisodes de pénurie d’eau ». C’est par ces mots alarmistes que Richard Connor, rapporteur principal du United Nations World Water Development Report (Rapport mondial sur la mise en valeur des ressources en eau) a ouvert la conférence de New York l’année dernière. Il y explique que les objectifs ne sont pas à la hauteur des besoins actuels et futurs, et qu’au rythme actuel les décisions et les réalisations ne sont pas sur la bonne voie. Les recherches sur le climat, en particulier coordonnées par le GIEC ont démontré que les phénomènes extrêmes climatiques, s’ils ne sont pas nouveaux, seront néanmoins de plus en plus intenses et fréquents. Qu’il s’agisse de sécheresses ou de précipitations exceptionnelles, ils constitueront un défi majeur au cours des prochaines décennies.
Reprenons quelques données chiffrées afin de définir les contours de ce défi et d’en illustrer concrètement l’enjeu.
Au cours des quarante dernières années, l’utilisation de la ressource en eau a augmenté en moyenne d’1% par an. Les projections prévoient que cette tendance se poursuive au même rythme jusqu’en 2050. L’augmentation de la demande viendra pour l’essentiel des pays émergents et des pays pauvres en voie de développement, et ceci sous l’effet de la croissance démographique, du développement socio-économique et de l’évolution des modes de consommation. Il est important de préciser que nous parlons d’eau douce. En effet, la ressource globale en eau ne manque pas, puisqu’elle recouvre les trois quarts de la surface de la Terre. Mais il s’agit très majoritairement d’eau salée, seuls 2,5% de cet ensemble sont constitués d’eau douce. Et une infime partie est disponible pour la consommation humaine, la principale réserve d’eau douce renouvelable se trouvant dans la banquise, donc non directement disponible pour nos usages. Si les études ont montré que la ressource disponible en eau douce serait mathématiquement suffisante pour répondre aux besoins actuels et futurs, c’est à la condition d’en faire une utilisation raisonnée, équilibrée et correctement encadrée. Cette question de la bonne gestion de la ressource est d’autant plus complexe d’un point de vue global que tous les Etats ne sont pas traités par la nature de façon équitable, ni en termes de précipitations, ni en termes de réservoirs naturels, lacs et cours d’eau.
L’enjeu pour 2050 : la bonne gestion de la ressource est synonyme d’un juste usage de la ressource
Aujourd’hui une personne sur dix dans le monde vit dans une région de stress hydrique intense ou critique. Un quart de l’humanité se trouve d’ores et déjà en situation de stress hydrique, c’est-à-dire moins de 1700 m3/ habitant / an d’eau douce renouvelable disponible. 25 pays sont en état de pénurie, à savoir moins de 1000 m3 / habitant / an. Les principales régions concernées sont l’Inde et le Pakistan, le nord de la Chine, l’ouest des Etats-Unis, le Moyen-Orient, le Sahel. Selon le think-tank américain World Resource Institute, la situation va s’aggraver. D’ici 2050, 1 milliard de personne supplémentaire seront confrontées à un risque de pénurie, tandis que la demande devrait continuer à croître de 20 à 25 %.
Concernant les usages, l’agriculture est de loin le premier poste de prélèvement de la ressource en eau douce avec 70% des prélèvements (pouvant atteindre 90% dans certaines régions), suivie par l’industrie à 20%, puis les usages domestiques à 10%. Les surfaces irriguées ont doublé depuis les années 60, dont deux tiers se trouvent en Asie. L’irrigation représente 84% des prélèvements en Afrique et 88% au Moyen Orient. En 2050, l’agriculture devra nourrir 9 milliards d’individus, et l’irrigation jouera un rôle stratégique. Cela pose en particulier la question du progrès dans les techniques d’irrigation, afin de limiter l’arrosage des cultures au strict nécessaire. Les techniques d’irrigation gravitaire par aspersion ou de goutte à goutte sont des moyens efficaces pour contrôler les prélèvements, mais nécessitent des investissements importants, qui ne sont pas à la portée de tous les pays.
Outre l’irrigation, le gaspillage de l’eau constitue la seconde menace qui pèse sur cette ressource. Ce sont cette fois les pays développés qui sont le plus concernés. Hygiène, entretien, loisirs… nous avons pris l’habitude dans notre vie quotidienne de considérer l’eau douce, et en particulier l’eau potable, comme une commodité abondante et inépuisable. Un meilleur usage de l’eau passe par les changements raisonnés des comportements individuels, mais aussi par la rénovation, le monitoring et l’entretien plus performant des infrastructures de fourniture de l’eau : canalisations d’adduction d’eau et robinetterie. Ici aussi, ce sont de forts besoins capitalistiques qui sont en jeu.
Enfin, la pollution est la troisième cause de menace sur la ressource en eau douce. C’est l’activité industrielle qui est ici concernée. Les secteurs industriels lourds sont très gourmands en eau. Le problème se situe non pas tant sur la quantité prélevée que sur la qualité de l’eau rejetée dans les milieux naturels. Dans les pays industriels développés, il existe des normes environnementales et des organismes chargés de contrôler les industriels, mais ce n’est pas le cas partout dans le monde où de nombreux cours d’eau et nappes phréatiques sont massivement contaminés. Là encore, imposer des normes strictes sur les rejets à l’industrie nécessite des investissements importants dans les procédés de dépollution et épuration des eaux usagées avant restitution au milieu.
La guerre de l’eau : un risque géopolitique et financier
Comme nous l’avons vu plus haut, les termes de l’équation de l’eau sont des besoins croissants dans un contexte d’une ressource disponible mais en quantité limitée, mal répartie sur la planète, objet de phénomènes climatiques extrêmes de plus en plus fréquents, malmenée par les activités humaines qui la consomment, nécessitant des innovations techniques majeures et des flux capitalistes massifs. Tous les ingrédients sont réunis pour créer les conditions d’une guerre de l’eau globalisée à plus ou moins court terme, dans laquelle tous les acteurs socio-économiques ont un rôle important à jouer. Le risque d’une telle guerre serait que les intérêts économiques, particuliers ou nationaux, priment sur l’intérêt général et les problématiques environnementales. L’enjeu est ici ni plus ni moins que le contrôle de l’accès à la ressource, avec toutes les conséquences politiques, géostratégiques, voire militaires que cela peut engendrer. On peut se demander si l’eau n’est pas en passe de se substituer progressivement à l’or noir en tant qu’enjeu stratégique mondial, avec à la clé la financiarisation de toute la filière.
La gestion de l’accès à l’eau a été historiquement du ressort de la puissance publique et des Etats, ne serait-ce que par le montant des investissements d’infrastructures que cela nécessite (barrages, pompage, adduction, épuration) ainsi que les besoins de contrôle de la qualité des eaux. Mais il existe un risque réel de bifurcation vers des motivations et des intérêts moins nobles que la fourniture de cette ressource aux populations et aux activités économiques, que les acteurs des relations internationales aspirent à un gain hydrique supplémentaire ou qu’ils ambitionnent une domination de leur environnement régional. Dans ce domaine, l’épuisement des voies politiques et diplomatiques peut aisément basculer vers des options plus militaires. L’affirmation de Clausewitz selon laquelle « la guerre est tout simplement une continuation de la politique par d’autres moyens » peut ainsi très facilement se vérifier dans le cadre d’une volonté d’accaparement par un Etat donné des ressources hydriques de ses voisins.
La financiarisation de l’accès à la ressource est un autre risque pouvant conduire à une forme de guerre, de nature économique celle-ci, avec pour perspective un risque spéculatif et la perte de vue l’intérêt général.
Dans les marchés cap and trade (plafonnement et échange), une autorité centrale, généralement un gouvernement, délivre ou vend un nombre limité de permis pour une période donnée à des acteurs publics et privés. Le permis est le droit d’utiliser un certain volume d’eau. Le détenteur d’un permis peut soit le « consommer » sur la période, soit le reporter sur la période suivante, soit le vendre ou en acheter un supplémentaire sur un marché via une plateforme d’échange. Le prix du permis évolue en permanence, car il est déterminé par l’offre et la demande. Ce sont par exemple les droits en eau du bassin Murray-Darling en Australie.
Les marchés à terme ont deux fonctions principales : la découverte du prix à venir d’une matière première ou d’un produit manufacturé, et la gestion des risques. Sur la base de ces informations, les participants à un marché à terme anticipent le prix et achètent ou vendent des contrats à terme sur ce marché. Ainsi en théorie, les acteurs économiques peuvent fixer un prix à l’avance pour se protéger des variations de prix en négociant des contrats à terme. En décembre 2020, le Nasdaq annonçait l’ouverture d’un marché à terme de l’eau en Californie.
D’autres exemples de ces deux modèles existent dans le monde, l’Australie ayant cherché à promouvoir et exporter ce type de modèle. Mais qu’il s’agisse des marchés à termes ou des marchés cap and trade, ils ne sont pas exempts de dérives et dysfonctionnements divers : spéculation, détournements des droits, pompages et stockages illégaux…
Conclusion
Le changement climatique, l’accroissement démographique, le développement socio-économique des pays en voie de développement induisent des besoins croissants sur une ressource limitée et non équitablement répartie. Un déséquilibre trop important sur l’accès à l’eau douce pourra entraîner des conséquences majeures en termes de migrations et de relations internationales. La capacité des acteurs en présence, aussi bien pouvoirs publics qu’entreprises privées, à développer les moyens de l’accès à l’eau pour tous, et se coordonner pour éviter de futures guerres de l’or bleu, sera l’enjeu des prochaines décennies.
Réalisé par Ariane Chassagnette